Cher Monsieur l’Abbé,
Je m’excuse de ne pas avoir répondu de suite à vos aimables lignes du 10 ct, mais, depuis ce jour j’ai été vraiment assailli par les dérangements les plus divers.
Je suis heureux que vous et Mr. l’abbé Châtillon n’ayez pas été trop déçus de ce que vous avez rencontré ici. Ce que j’ai reçu, je vous l’ai communiqué en toute simplicité et sans arrière pensée aucune. Tout ce passé n’est pas si révolu qu’on ne puisse faire revivre au moins un peu de son esprit et de son âme. Je vous avoue y avoir trouvé un "support" ; mais ce qui convient aux uns n’est pas forcément efficace pour tous. Mr. Châtillon vous a sans doute écrit comme à moi qu’il est en train de méditer une rédaction de statuts qui puissent s’adapter à la vie et aux esprits d’aujourd’hui. J’y ai pensé bien souvent moi-même, mais je n’ai pas les grâces d’état qu’un conducteur et un formateur d’âmes comme lui avait nécessairement. Dieu fasse qu’il tire un parti pratiquement utile de ce que je lui ai confié, et nul n’en sera plus heureux que moi.
Non, la lecture de Mr. Guénon n’est pas à conseiller aux jeunes. Il dit très souvent des choses d’une incontestable justesse, qui défient toutes critiques, mais il conduit en fin de comptes à des résultats qui sont parfois déplorables.
Voici ce que vient d’écrire, à la date de l’Épiphanie 1946, un de ses disciples :
" Dans le face à face, la différence des religions, des traditions, disparaît, puisque toutes sont vue comme exprimant selon les lois providentielles les Aspects Divins qui convenaient à tel peuple, en tel moment du déroulement astronomique, cosmique est historique d’une humanité. "
C’est bien la thèse de Mr. Guénon : une super-religion réservée à une élite d’Initiés qui peuvent passer, sans inconvénient aucun, d’un culte à l’autre selon les régions qu’ils peuvent successivement habiter.
Le P. Daniélou a-t-il pensé que le symbolisme de la croix, même résumé, demanderait un respectable volume ? Je ne connais aucun autre ouvrage que celui de Guénon, encore n’a-t-il abordé la question que sous un seul aspect. Il y aurait à prospecter dans l’archéologie pré-mycénienne égéenne, et dans celle de tout le Proche Orient, où la croix a été rattachée à l’origine de la via cosmique, et de la vie des êtres animés ; rattachée aussi et par voie de conséquence à l’astronomie primitive. Il faudrait voir aussi les cultes anciens de tout le bassin méditerranéen, des pays scandinaves et même du Mexique. C’est un monde à remuer et je plains bien votre séminariste.
Ce n’est pas que le livre de Guénon soit bien dangereux, mais son lecteur peut prendre goût aux théories de l’auteur et vouloir lire le reste de ses ouvrages, ce qui peut conduire à des déviations d’esprit regrettables. Il est juste cependant de reconnaître qu’il se trouve, dans le Symbolisme de la Croix de Guénon des aperçus qui n’ont pas été donnés ailleurs.
Quant à moi je n’ai pas eu encore à aborder le symbolisme chrétien de la croix, et je suis au regret de n’avoir rien de prêt à vous communiquer.
Je vous remercie, Cher Monsieur, de vos vœux d’heureuse année, si énigmatique qu’elle soit à son début. Je veux espérer que Dieu vous la fera favorable et douce, et qu’Il vous y réserve toutes bonnes satisfactions. J’espère bien avoir un jour la satisfaction de vous revoir et vous prie de croire à mon souvenir le plus respectueusement sympathique et cordial.
Et laissez-moi terminer par le souhait des vieux statuts de la Fraternité : Que Dieu soit en aide à Ses Chevaliers du Paraclet.
L. Charbonneau-Lassay