« GRILLOT DE GIVRY », Témoin de l’Esotérisme Chrétien


Aucun livre, si ce n’est celui de Grillot de Givry réédité aujourd’hui, ne rappelle autant l’adage latin : « habent sua fata libelli » (les livres ont leur destin). Remarquons qu’il ne s’agit là que d’un simple constat. Comment expliquer, en ce qui nous concerne, qu’un ouvrage aussi important que « Lourdes » (paru en 1902) ait attendu plus d’un demi siècle pour n’être réédité par son éditeur initial seulement en 1959 ? Il se trouve que les deux dates encadrent remarquablement la période de la publication des œuvres de René Guénon, que « Lourdes » annonçait d’une certaine façon. L’explication de cette insigne mauvaise fortune de Grillot de Givry tient vraisemblablement au caractère prématuré ou, mieux encore, intemporel de ces considérations.
Le rapprochement des deux noms de Grillot de Givry et de René Guénon n’est ni insignifiant ni fortuit. Dès 1930, suite à la réorganisation du « Voile d’Isis », René Guénon, devenu entre autre l’inspirateur de cette revue, y fait reparaître[1] une étude ancienne de Grillot de Givry : « Les foyers de mysticisme populaire », initialement publiée dix années plus tôt dans la même revue (février 1920). Le texte y est, cette fois, précédé d’un avant-propos de Marcel Clavelle (connu sous le pseudonyme de « Jean Reyor »), avant-propos probablement conseillé par René Guénon lui-même. Dans le numéro de juin 1930[2], en publiant une étude : « A propos des pèlerinages » René Guénon rend d’entrée un hommage « au remarquable article de Grillot de Givry » qu’il venait de republier.
Les Editions Chacornac rééditent « Lourdes » en 1959. La revue des « Etudes traditionnelles » (qui avait pris la suite du « Voile d’Isis) publie, dans son numéro 352[3], un compte rendu substantiel dû à Jean Reyor. Celui-ci pose plusieurs questions importantes : la signification de l’ouvrage (sans doute oublié depuis 1902), la « biographie spirituelle » de l’auteur et la disproportion entre les deux périodes de ses travaux. En effet, durant quelques années d’une étonnante fertilité (à la sortie de l’adolescence), il accomplit une œuvre considérable, à la fois personnelle et en tant que traducteur du latin des anciens hermétistes… suivies de deux décennies d’apparente stérilité. Curieusement, Jean.Reyor évoque l’hypothèse d’une possible rupture avec le Centre initiatique, qui avait initialement alimenté et soutenu son inspiration d’hermétiste.
Autre remarque significative : le peu d’intérêt manifesté pour les traditions orientales, ce qui n’avait pas dissuadé René Guénon de souhaiter la collaboration active de Grillot de Givry au « Voile d’Isis »[4]. Collaboration rendue, hélas, impossible du fait de son décès prématuré en 1929, à l’âge de 55 ans. René Guénon suggère que ce décès aurait vraisemblablement infléchi l’orientation future de la revue[5], bien plus marquée dorénavant par les traditions orientales que par celles de l’Occident. La Providence en avait décidé ainsi !
Voici donc la réédition d’une œuvre, qui ne se manifeste qu’une fois chaque demi-siècle environ, mais qui, tout de même, suscite l’enthousiasme du nombre modeste de lecteurs à l’attention desquels elle avait été écrite. Après ma réaction de scepticisme, je me demande aujourd’hui ce qu’il faut admirer le plus : le courage de l’éditeur ou la qualité intrinsèque et irremplaçable de cette œuvre importante ?
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Nous sommes assez bien renseignés sur le personnage de Grillot de Givry, grâce à deux notices de Jean Reyor : la première, publiée quelques semaines après son décès sous la forme d’un hommage[6] et, la seconde, en 1959[7]. Elles nous présentent un homme en tous points exceptionnel. Musicien accompli, tant dans la composition que dans l’exécution, il s’était aussi révélé précocement érudit dans le domaine de l’ésotérisme : remarquable latiniste et étonnant détenteur d’une profonde tradition hermétiste, deux qualifications dont la réunion est assez rare chez un même individu. Ces qualités lui avaient permis de réaliser les traductions de difficiles traités des hermétistes du Moyen-Âge et de la Renaissance, de Saint-Thomas d’Aquin à Postel, John Dee et surtout les œuvres de Paracelse... Jean Reyor met l’accent sur le caractère ardu de ce genre de travaux, qui exigent une égale connaissance de ce latin fort particulier et, pour comble, des arcanes de l’Hermétisme.
Durant la décennie du XIXème siècle, Grillot de Givry s’est trouvé en relation intime avec les plus érudits et les plus sérieux des occultistes de l’époque. Certains appartenaient au rite de Memphis-Misraïm, qu’ils entendaient ressourcer par l’étude des textes anciens de l’ésotérisme occidental. L’un d’entre eux, René Philipon (Tabris)[8], disposait d’une fortune personnelle lui permettant de financer la publication de la célèbre « Bibliothèque Rosicrucienne », publication passablement confidentielle. De plus, les textes publiés ainsi n’avaient jamais été traduits dans les langues modernes : c’est au tout jeune traducteur de Grillot de Givry qu’on les devait.
Parmi les titres, on remarque un traité de cabbale chrétienne, provenant de l’immense « Kabbala denudata »[9] de Knorr de Rosenroth. Rappelons qu’une future équipe des « Etudes Traditionnelles », vraisemblablement sous l’impulsion de Jean Reyor, publiera une longue série d’autres extraits traduits de Knorr de Rosenroth de 1950 à 1960[10].
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Il faut maintenant rappeler le rôle de quelques libraires-éditeurs spécialisés, entre les dernières années du XIXème siècle et la guerre de 1914, dans le genre assez nouveau de la littérature occultiste. Citons les éditeurs Chamuel et Chacornac, nous devrions plutôt dire : la dynastie des Chacornac. Rappelons aussi la présence de la célèbre Librairie du Merveilleux de Pierre Dujols.
C’est en 1890, que la librairie Chacornac inaugure la publication de la revue « Voile d’Isis », devenue au début des années 1930 « Etudes Traditionnelles ». Durant presque un siècle, elle jouera un rôle providentiel dans la connaissance de la pensée traditionnelle. Elle subira, toutefois, de longues mutations, puisqu’elle se présentait initialement comme la « Revue mensuelle de Haute Science », ayant pour but « l’étude de la Tradition et des divers mouvements du spiritualisme ancien et moderne » (à l’adresse des frères Chacornac, animant une « librairie générale des sciences occultes » !). Le « Voile d’Isis » ne verra sa publication interrompue que pendant la « grande guerre », après laquelle elle reparaîtra. Il n’y aura pas de changement notable, jusqu’à la visite timide d’un certain Monsieur René Guénon à la boutique du quai Saint-Michel, un jour de janvier 1922 : souvenir évoqué par Paul Chacornac dans un numéro spécial d’hommages des « Etudes Traditionnelles »[11].
C’était manifestement avec réserve, que René Guénon avait commencé à apporter sa collaboration au « Voile d’Isis » et donné quelques études, jusqu’aux années 1928- 1929. C’est donc au lendemain du décès de Grillot de Givry, que René Guénon prend la direction effective et renouvelle l’esprit du « Voile d’Isis », bientôt transformé en « Etudes Traditionnelles ». De l’ancienne équipe des occultistes du « Voile d’Isis », seuls deux collaborateurs avaient assez de qualités et de rectitude pour en émerger : nous pensons à Tamos (Georges-Auguste Thomas) et Grillot de Givry, détenteurs d’un dépôt initiatique réel.
Il est remarquable que René Guénon, dans ses premiers comptes-rendus d’ouvrages antérieurs à 1930, n’avait distingué que ceux de Grillot de Givry et O.V. de L. Milosz. De ce dernier, il avait surtout remarqué la publication, en 1928, de son poème « Les Arcanes », suivi de longs et riches commentaires. Dans le « Voile d’Isis », entre octobre 1928 et octobre 1930, le Dr Delobel, René Guénon lui-même et finalement Jean Reyor s’y réfèrent. En juin 1930, dans son étude « A propos des Pèlerinages », René Guénon cite un long fragment de O.V. de L. Milosz sur la notion des « Nobles Voyageurs » : c’est la plus longue citation empruntée par René Guénon à un auteur contemporain. Ajoutons, que nous avons le témoignage de la relation personnelle entre les deux auteurs, à cette époque de leur vie[12]. Quant à Grillot de Givry, si son décès met fin à sa collaboration, son souvenir et sa présence se perpétueront au sein de la Maison Chacornac et des « Etudes Traditionnelles ».
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Après ce bref contexte de « fin de siècle » de l’occultisme, nous pouvons mieux comprendre l’importance de la première publication de « Lourdes » en 1902, au creux de cette période assez terne.
Plusieurs remarques s’imposent à la lecture de ce texte. Premièrement, à l’encontre de l’ensemble des publications catholiques relatives à l’histoire de Lourdes et des apparitions mariales, l’étude de Grillot de Givry ne se situe pas sur le plan religieux : d’emblée, elle le transcende et se place sur celui du « Sacré » et de l’ésotérisme. Le domaine simplement chrétien est toujours replacé dans une perspective de « l’unité transcendante des Traditions ». Mais, notons-le bien, sans que le contenu théologique chrétien ne soit jamais ni contredit ni nié. Deuxièmement, l’éclairage de ce texte de 1902 résulte manifestement de la reconnaissance implicite d’un « ésotérisme chrétien », dont Louis Charbonneau-Lassay sera le premier à en faire état dans ses études de la revue « Regnabit », environ vingt cinq ans plus tard.
Ainsi, cette publication de « Lourdes » en 1902 ouvrait la série des manifestations d’un « ésotérisme chrétien » depuis longtemps mis en hibernation, semble-t-il, et comme oublié sous une gangue d’apologétique catholique. On comprend mieux l’occasion et la signification de la deuxième publication de « Lourdes » en 1959, dont nous rappelons les faits. Après la disparition de René Guénon, en 1951, la revue des « Etudes Traditionnelles » avait été manifestement dirigée par une équipe de collaborateurs appartenant majoritairement à des courants de l’ « ésotérisme chrétien »… jusqu’en fin 1959, début 1960, où une nouvelle équipe dirigée par Michel Valsan prendra le relais et maintiendra la revue dans le domaine de l’ésotérisme islamique. Orientation, certes légitime, mais exercée de manière plutôt exclusive.
Remarquons que, dès le début de l’année 1951, les « Etudes Traditionnelles » publient, sur trois fascicules consécutifs, le texte du « Traité des sept causes secondes » de l’Abbé Trithème : un des très rares textes chrétiens du début du XVIème siècle traitant d’eschatologie et de cyclologie. A l’évidence, cette publication avait été décidée avec l’aval de René Guénon dès 1950. Elle reprend celle qui en avait été donnée dans la célèbre « Bibliothèque Rosicrucienne » de René Philipon[13], enrichie d’une vie de l’Abbé Trithème, d’une préface et de notes, le tout non signé mais dû manifestement à Grillot de Givry. On sait que Paul Chacornac a publié lui aussi un ouvrage sur l’Abbé Trithème.
Les rééditions de « Lourdes » en 1959, précédée du « Traité des Sept Causes Secondes » en 1951 et suivie de celle du « Grand Œuvre » en 1960, peuvent raisonnablement être considérées comme une manifestation délibérée du courant ésotérique chrétien, qui avait pris la direction des « Etudes Traditionnelles » après le décès de René Guénon. Durant presque dix années, la revue avait publié un ensemble important de textes appartenant au domaine de la cabbale chrétienne. Citons : la réédition des textes de Mgr Devoucoux, les traductions de nombreux fragments des « Loci communes qabbalistici » de la « Kabbala denudata » de Knorr de Rosenroth, annonçant les travaux de l’Abbé Nicolas Boon, dont l’édition posthume du volume « Au cœur de l’Ecriture – Méditations d’un prêtre catholique »[14] constitue la dernière manifestation publique d’un véritable cabaliste chrétien.
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Il est temps de présenter le texte réédité de « Lourdes ».
Commençons par rappeler que l’ouvrage, dans l’esprit de son auteur, devait constituer le premier volet d’une longue série centrée sur l’étude d’une « géographie sacrée ». Les volumes suivants devaient traiter de sept autres « villes initiatiques » : Paray-le-Monial[15], Saint-Jacques de Compostelle, Sienne, Jérusalem, La Mecque, Bénarès et Lhassa. Ce projet ambitieux avait été confié à Jean Reyor, qui nous l’a rapporté dans son important compte-rendu sur « Lourdes » de 1959[16]. De plus, Grillot de Givry lui-même en avait exposé les linéaments dans son article[17] publié sous le titre « Les foyers de mysticisme populaire ». La nouvelle équipe de la revue, sous la direction de René Guénon, prend l’initiative de le rééditer dans le numéro de mars 1930[18], enrichi cette fois d’une longue introduction de Jean Reyor[19], qui expose les points de convergence d’une « géographie sacrée » avec certains évènements d’une histoire cryptique. Il est évident qu’une réédition de « Lourdes » devait être complétée par ce texte d’introduction au projet initial. C’est à ce titre, qu’il est repris ici. Curieusement, Grillot de Givry n’utilise jamais l’expression de « géographie sacrée », que nous attendrions aujourd’hui dans ce genre d’études. On constate, à ce propos, à quel point nous sommes redevables du vocabulaire rigoureux, que nous avons reçu de la lecture de René Guénon.
On doit remarquer enfin, que la principale qualité de son étude sur « Lourdes » tient au fait qu’il replace et considère le contexte religieux des « apparitions mariales » dans une dimension métaphysique. On ne peut pas ne pas évoquer ici la « Shakti » de la tradition hindoue, l’aspect féminin issu du Principe divin transcendant, la « part féminine de Dieu »… non plus que la notion qabbalistique de la « Shekhinah », « Demeure » et « Présence » du transcendant dans l’immanent.
Une dernière remarque, parmi bien d’autres qui se présentent à l’esprit d’un lecteur moderne de « Lourdes » : la constatation d’une « crise du monde moderne », sensible en Occident depuis la fin de notre moyen âge, exactement vingt cinq années avant la publication de l’ouvrage de René Guénon sur ce thème (1902-1927). Un seul « bémol » in fine : reconnaissons que le style, dans lequel l’œuvre a été composée, « date » curieusement avec son parfum d’ « écriture artiste » inaugurée par Huysmans. Il est probable que Grillot de Givry aurait donné une facture tout autre à une réédition de son texte initial, durant les dernières années de son existence.
Un témoignage tardif de son propre fils[20] nous éclaire sur l’évolution du style (de vie et d’écriture) de son père. De manière amusante, il donne une idée de la transformation profonde de la personnalité de son père après 1920. On lit : « Il changea alors son propre aspect et abandonna les modes anciennes de façon radicale ; il supprima non seulement le port de la barbe, à l’instar de la foule d’alors, mais aussi les vêtements de style artiste ou esthète… ».
Francis Laget


[1] Mars 1930 : pp. 182-199.
[2] Pp. 413-421.
[3] Mars-avril : pp. 93-99.
[4] Voir le compte rendu de Jean Reyor en annexe.
[5] « Voile d’Isis » et « Etudes Traditionnelles ».
[6] « Voile d’Isis » de mars 1929 : N° 111, pp. 166-168.
[7] Op. cit.
[8] J.P. Laurant « René Philipon… », in « Les Marges du Christianisme » sous la direction de J.P. Chantin, pp. 196, 197, éditions Beauchesne 2001.
[9] Dans l’édition de Sulzbach, 1677, le mot « Kabbala » est écrit avec un K initial. On écrit aussi maintenant le plus souvent « Cabbale » avec un C. En réalité, la transcription la plus fidèle d’après la langue hébraïque commanderait « Qabbala » avec un Q (lettre hébraïque « Qoph »).
[10] « Le symbolisme des lettres hébraïques » et « Le symbolisme des Noms divins hébraïques ».
[11] Numéro spécial consacré à René Guénon, juillet / novembre 1951 : N° 293, 294 et 295, pp. 193-354.
[12] « Milosz entre ésotérisme et poésie » : cahier N° 31 / 32 de l’Association des amis de Milosz, 1993.
[13] Première série, N° 1.
[14] Editions Dervy, 1987.
[15] On relève dans le « Voile d’Isis » de septembre 1911, p. 213, un compte-rendu signé des seules initiales « E.B. » ( probablement Ernest Bosc) du volume de Grillot de Givry : « Le Christ et la Patrie », la note suivante : « … Il se propose de donner dans « Paray-le-Monial » la synthèse complète de ce que fut la personnalité de Jésus et, dans l’« Introduction à l’étude de la Kabbale », la révélation intégrale du mystère du Verbe apocalyptique… » (sic) S’agit-il d’une confidence de Grillot de Givry à Ernest Bosc ? Nous l’ignorons.
[16] E.T. : mars / avril 1959, N° 352, p. 95.
[17] « Voile d’Isis » d’avril 1920, pp. 273-286.
[18] Pp. 182-199.
[19] Pp. 182-186.
[20] Texte donné à la revue « La Tour Saint-Jacques », de janvier/avril 1958.